Florilège de textes culturels sur les deux thèmes de réflexion 

Dans le cadre de  l'épreuve de Questions Contemporaines, les candidats au concours commun des IEP de province devront cette année répondre à une question sur l'école et/ou la démocratie. Deux thèmes au cœur de l'actualité, avec une réforme de l'école qui n'en finit pas de diviser, et une crise des institutions démocratiques françaises à l'issue encore incertaine.

La connaissance des enjeux actuels de ces questions est donc évidemment la première clef de réussite de l'épreuve. Elle ne saurait toutefois se passer d'éclairages plus fondamentaux que les candidats devront puiser dans « une culture d'honnête homme », pour reprendre l'expression du jury de l'épreuve. Ainsi, sans avoir de connaissances encyclopédiques sur la démocratie, ils devront être en mesure de questionner le concept et de soulever ses ambivalences et ses paradoxes comme le faisait déjà Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique en 1840. De même, leur analyse de la crise de l'école pourra tirer un grand profit de la compréhension de sa vocation originelle en France, vocation que nous rappelle Charles Péguy à travers l'évocation nostalgique de ses instituteurs, les fameux « Hussards Noirs de la République ».

N'oubliez pas qu'il ne s'agit pas de multiplier les références, mais d'en avoir quelques-unes à disposition, suffisamment solides et maîtrisées pour contribuer à un traitement complet et profond du sujet. Ces textes célèbres pourraient bien en faire partie…

Texte n° 1 - Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1840) : le « despotisme doux » de la démocratie

Par son observation et son analyse de la démocratie américaine naissante, Alexis de Tocqueville (1805-1859) s’est imposé comme l’un des plus grands théoriciens de la démocratie. Loin de la vision naïve qui en ferait une sorte d’accomplissement de sociétés humaines enfin libérées, il nous dépeint ici l’horizon des systèmes démocratiques : une forme de « despotisme doux », par certains aspects plus redoutables que celle du tyran.

Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l'étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu'ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu'ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs. Je pense donc que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l'idée que je m'en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tacher de la définir, puisque je ne peux la nommer.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple. […] 

Il y a, de nos jours, beaucoup de gens qui s'accommodent très aisément de cette espèce de compromis entre le despotisme administratif et la souveraineté du peuple, et qui pensent avoir assez garanti la liberté des individus, quand c'est au pouvoir national qu'ils la livrent. Cela ne me suffit point. La nature du maître m'importe bien moins que l'obéissance.

Je ne nierai pas cependant qu'une constitution semblable ne soit infiniment préférable à celle qui, après avoir concentre tous les pouvoirs, les déposerait dans les mains d'un homme ou d'un corps irresponsable. De toutes les différentes formes que le despotisme démocratique pourrait prendre, celle-ci serait assurément la pire.

Lorsque le souverain est électif ou surveillé de près par une législature réellement élective et indépendante, l'oppression qu'il fait subir aux individus est quelquefois plus grande ; mais elle est toujours moins dégradante parce que chaque citoyen, alors qu'on le gêne et qu'on le réduit à l'impuissance, peut encore se figurer qu'en obéissant il ne se soumet qu'à lui-même, et que c'est à l'une de ses volontés qu'il sacrifie toutes les autres.

Je comprends également que, quand le souverain représente la nation et dépend d'elle, les forces et les droits qu'on enlève à chaque citoyen ne servent pas seulement au chef de l'Etat, mais profitent à l'Etat lui-même, et que les particuliers retirent quelque fruit du sacrifice qu'ils ont fait au public de leur indépendance.

Créer une représentation nationale dans un pays très centralisé, c'est donc diminuer le mal que l'extrême centralisation peut produire, mais ce n'est pas le détruire.

Je vois bien que, de cette manière, on conserve l'intervention individuelle dans les plus importantes affaires ; mais on ne la supprime pas moins dans les petites et les particulières. L'on oublie que c'est surtout dans le détail qu'il est dangereux d'asservir les hommes. Je serais, pour ma part, porté à croire la liberté moins nécessaire dans les grandes choses que dans les moindres, si je pensais qu'on put jamais être assuré de l'une sans posséder l'autre.

La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point ; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer à l'usage de leur volonté. Elle éteint peu à peu leur esprit et énerve leur âme, tandis que l'obéissance, qui n'est due que dans un petit nombre de circonstances très graves, mais très rares, ne montre la servitude que de loin en loin et ne la fait peser que sur certains hommes. En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens, que vous avez rendus si dépendants du pouvoir central, de choisir de temps à autre les représentants de ce pouvoir ; cet usage si important, mais si court et si rare, de leur libre arbitre, n'empêchera pas qu'ils ne perdent peu à peu la faculté de penser, de sentir et d'agir par eux-mêmes, et qu'ils ne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l'humanité.


Alexis de Tocqueville, Démocratie comme despotisme, De la Démocratie en Amérique, 
vol. II (quatrième partie, chap. VI), 1840


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Texte n° 2 - Charles Péguy, L’Argent (1913) : les « Hussards noirs » de la république

Pour Charles Péguy (1873-1914), l’école doit être le berceau de la « mystique républicaine ». Dans L’Argent (1913), il dépeint avec regret les instituteurs de son enfance comme des soldats, des « Hussards noirs » qui se trouvaient en première ligne du combat pour les valeurs républicaines.

De tout ce peuple les meilleurs étaient peut-être encore ces bons citoyens qu’étaient nos instituteurs. Il est vrai que ce n’était point pour nous des instituteurs, ou à peine. C’étaient des maîtres d’école. C’était le temps où les contributions étaient encore des impôts. J’essaierai de rendre un jour si je le puis ce que c’était alors le personnel de l’enseignement primaire. C’était le civisme même, le dévouement sans mesure à l’intérêt commun. Notre jeune école normale était le foyer de la vie laïque, de l’invention laïque dans tout le département, et même j’ai comme une idée qu’elle était un modèle et en cela et en tout pour tous les autres départements, au moins pour les départements limitrophes. Sous la direction de notre directeur particulier, le directeur de l’école annexe, de jeunes maîtres de l’école normale venaient chaque semaine nous faire l’école. Parlons bien : ils venaient nous faire la classe. Ils étaient comme les jeunes Bara de la République. Ils étaient toujours prêts à crier Vive la République ! – Vive la nation, on sentait qu’ils l’eussent crié jusque sous le sabre prussien. Car l’ennemi, pour nous, confusément tout l’ennemi, l‘esprit du mal, c’était les Prussiens. Ce n’était déjà pas si bête. Ni si éloigné de la vérité. C’était en 1880. C’est en 1913. Trente-trois ans. Et nous y sommes revenus.

Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes ; sévères ; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence. Un long pantalon noir, mais je pense, avec un liseré violet. Le violet n’est pas seulement la couleur des évêques, il est aussi la couleur de l’enseignement primaire. Un gilet noir. Une longue redingote noire, bien droite, bien tombante, mais deux croisements de palmes violettes aux revers. Une casquette plate, noire, mais un recroisement de palmes violettes au-dessus du front. Cet uniforme civil était une sorte d’uniforme militaire encore plus sévère, encore plus militaire, étant un uniforme civique. Quelque chose, je pense, comme le fameux cadre noir de Saumur. Rien n’est plus beau comme un bel uniforme noir parmi les uniformes militaires. C’est la ligne elle-même. Et la sévérité. Porté par ces gamins qui étaient vraiment les enfants de la République. Par ces jeunes hussards de la République. Par ces nourrissons de la République. Par ces hussards noirs de la sévérité. Je crois vous avoir dit qu’ils étaient très vieux. Ils avaient au moins quinze ans. […]

Ces fonctionnaires, ces instituteurs, cet économe ne s’étaient aucunement ni retranchés ni sortis du peuple. Du monde ouvrier et paysan. Ni ils ne boudaient aucunement le peuple. Ni ils n’entendaient aucunement le gouverner. À peine le conduire. Il faut dire qu’ils entendaient le former. Ils en avaient le droit, car ils en étaient dignes. Ils n’y ont point réussi, et ce fut un grand malheur pour tout le monde. Mais s’ils n’y ont point réussi, je ne vois pas qui pourrait s’en féliciter. Et qui, à leur place, y a jamais réussi. Et s’ils n’ont pas réussi, c’est certainement que c’était impossible.

Charles Péguy, L’Argent (1913), Œuvres en prose complètes, III, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de La Pléiade", p. 787 et pp. 800-803.